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Longue absence après un séjour à Rome, mais cette parenthèse a été riche de photographies dans une ville que je redécouvre à chaque fois; une ville qui n'en finit jamais de révéler sa beauté déclinée à toutes les échelles, des grandes places au moindre vicolo. C'est une ville théâtre, une scène monumentale, mais qui cache aussi ses effets spectaculaires sous des apparences paisibles, un vernis tranquille de nonchalance. Pénétrer dans une église baroque, le plus souvent au fil du hasard des déambulations, c'est être saisi par un effet de surprise marqué. Un flot d'opulence envahit le visiteur un peu assommé par la chaleur romaine et l'entraîne dans un vertige sans repères fixes, un espace tourbillonnant, démultiplié.
Pour commencer cette série sur le baroque, produit d'une réflexion encore en pleine construction, j'ai choisi le corps comme point d'ancrage des résonances esthétiques, religieuses et philosophiques parcourant le baroque. Le corps est le lieu d'expérimentation de l'esthétique baroque : contorsions extrêmes, déformations et tensions, irrégularités dramatiques, instabilité mouvante des formes qui semblent se décupler dans le vide ou dans l'ombre. Un mouvement se propage en échos, au delà de la sculpture elle-même, entraînant le spectateur dans cet élan.
Dans la lignée de la Contre-Réforme, l'esthétique baroque se doit de rapprocher les thèmes religieux des fidèles en faisant appel avant tout aux émotions épidermiques, de l'émerveillement à l'effroi. Peinture, sculpture et architecture sont des appels constants et directs vers le spectateur/fidèle. Dans ces effets qui se veulent interpellants, le corps est réévalué, il devient le vecteur d'un langage quotidien, essentiel, sculpté par les jeux de lumières et décontextualisé sous certains aspects. Il n'y a pas de corps vulgaire, les pieds sales peints par le Caravage renvoient à un humain essentialisé, dépouillé et ainsi plus direct.
Ce corps c'est aussi celui des martyrs, le corps contorsionné, souffrant, torturé. Avec le baroque, la violence devient plus explicite, plus directe, impliquant émotionnellement le fidèle. Mais cette violence est fortement esthétisée créant des effets de destructuration, d'éclatement. Violence esthétisée mais aussi et surtout érotisation de la violence dans la lignée du nouveau langage corporel du Caravage (voir la superbe exposition consacrée au caravagisme dans les pays du Sud à Montpellier, dont une très belle flagellation) et de ses héritiers, comme Artemisia Gentileschi (là aussi très belle exposition au printemps dernier au Musée Maillol).
C'est ici que le discours religieux se fait plus ambigu. Ces corps martyrisés ou sublimés, ancrés dans le vertige de formes, de couleurs et de sensations des églises baroques, dégagent une charge érotique puissante. Courbes, déhanchés, puissance massive mais légèreté du mouvement font de ces représentations de véritables incarnations, palpables et imposant leur présence. Ce corps qui théologiquement dépasse la Chair, est pourtant offert au spectateur comme un objet de désir, un désir conçu comme la voie d'accès vers l'imitation exemplaire.
S'inspirant du baroque, Dominique Fernandez inscrit le désir sexuel comme moteur à part entière du beau : "L'émotion esthétique est sexuelle. Le beau est une émotion. Cette émotion ne peut être scindée en émotion purement esthétique, purement intellectuelle, purement ceci ou cela. Il s'y mêle souvenirs, commentaires, associations d'idées, excitation sexuelle". Comme Ferrante Ferranti, la photographie me semble pouvoir accentuer cette sensualité du corps baroque, un érotisme produit par une impression générale, mais surtout par le souci du détail animant le baroque. Un désir dans le détail et des effets de déstructuration qui me semblent d'autant mieux révélés par la photographie.
Dorian Astor a analysé le Barbier de Séville de Rossini comme une transfiguration du corps glorieux. Par sa mise en action, sa virtuosité et sa transformation en une pure énergie, le corps transis devient l'incarnation même d'un sentiment profond : "La situation se concentre en un simple affect et l'affect lui-même se libère en pyrotechnie vocale, influx électrique ou pure puissance musicale. Il s'agit là d'un prodigieux phénomène d'abstraction sans déficit vital, au contraire : la vie énergétique qui traverse et anime la comédie est portée à un point d'incandescence où elle ne signifie plus qu'elle-même....". Ce corps vecteur existe aussi dans le baroque, dans la musicalité de son architecture et de ses sculptures, le corps du passage vers la révélation : larmes, palpitations, extases (La Beata Ludovica Alberoni de Bernini) en sont les stigmates. Le mouvement, les courbes, la vivacité des contorsions, contribuent à une transe où le corps est vibrant comme un instrument de musique. Le corps n'est plus corps, mais se voit dépassé, possédé par un sentiment profond et supérieur. Instrument, vecteur, mais aussi aboutissement et résultat d'un mouvement transcendant, le corps baroque est à la fois pure matérialité, chair vivante, incarnation dans le poids et la pesanteur du marbre, et abstraction ascendante, mise à nu d'un dénominateur humain commun, élévation et idéalisation : l'organique et l'abstrait.
Un corps érotisé, mais sublimé dans la souffrance. Les extases de Saint Thérèse (Bernini encore) dégagent une violence certaine, mais la violence produit de l'extase. La froideur du marbre de ces corps figés est en tension continue avec la chaleur et la sensualité des mouvements courbes. La valorisation du corps baroque semble en dernier lieu un désir de destructuration de ce corps objet et vecteur, un désir de destruction dans la transcendance. Un désir noir. Le chaud et le froid, Eros et Thanatos. Ce n'est pas un hasard si la Sicile, "où notre sensualité est désir de mort" (Tommasi di Lampedusa, le Guépard), est un laboratoire baroque : mais nous y reviendrons....